Demande de suspension d’un permis d’urbanisme auprès du Conseil d’Etat

Imaginons qu’un permis d’urbanisme autorise la réalisation d’actes et travaux qui sont susceptibles de vous causer préjudice.

Face à cette situation, en votre qualité de voisin immédiat, il vous est loisible d’agir auprès du Conseil d’Etat en introduisant un recours en annulation à l’encontre du permis d’urbanisme litigieux.

Toutefois, ce seul recours ne suffit pas à exclure tout commencement des travaux dès lors qu’il est dépourvu d’effet suspensif.
Le permis d’urbanisme étant exécutoire dès sa délivrance, il peut être mis en œuvre à tout moment et donc même lorsqu’il fait l’objet d’un recours en annulation.

Comme remède, il est possible de joindre à son recours en annulation, une demande de suspension, (voire d’introduire une demande de suspension sous le bénéfice de l’extrême urgence, procédure particulière qui n’est pas abordée dans le présent article).

En vertu de l’article 17, §1er, alinéa 2 des lois coordonnées sur le Conseil d’État, la suspension d’un permis d’urbanisme (permis de lotir / permis d’urbanisation, permis d’environnement…) peut être ordonnée à tout moment moyennant la rencontre des conditions cumulatives suivantes :

1° s’il existe une urgence incompatible avec le traitement de l’affaire en annulation ;

2° si au moins un moyen sérieux susceptible prima facie de justifier l’annulation de l’acte ou du règlement est invoqué « .

S’agissant de la première condition, l’article 8, alinéa 1er, 4°, de l’arrêté royal du 5 décembre 1991 déterminant la procédure en référé devant le Conseil d’État exige que la demande de suspension contienne « un exposé des faits qui, selon le requérant, justifient l’urgence de la suspension ou des mesures provisoires demandées ».

L’urgence, qui est à la base du référé ordinaire, suppose qu’il y ait une crainte sérieuse d’un dommage que subirait la partie requérante si elle devait attendre l’issue de la procédure en annulation, et ce de manière suffisamment grave et immédiate.
Après avoir introduit un recours en annulation, une demande de suspension peut donc être formulée à tout moment.

Dès qu’il existe des éléments indiquant que les travaux sont susceptibles d’entrainer un dommage suffisamment grave et immédiat avant l’issue de la procédure en annulation, une demande de suspension peut être formulée.

Quels types de dommages peuvent justifier la suspension d’un permis d’urbanisme ? Cette question est éminemment subjective et dépend des circonstances propres à chaque espèce.

Sans vouloir prétendre à une quelconque exhaustivité, à travers la jurisprudence du Conseil d’Etat, il est possible de retenir que :

• Le préjudice doit être personnel, immédiat et directement lié à la personne du requérant :

Exemple : « Le risque de préjudice allégué ne peut être considéré comme personnel, immédiat et directement lié à la personne du requérant, lorsque celui-ci invoque le risque de préjudice qui pourrait être encouru par d’éventuels locataires, du fait d’une éventuelle perte d’intimité lié à la construction d’un immeuble » (C.E., arrêt n°234.603 du 1er mai 2016).

• Le préjudice ne peut pas être purement hypothétique :

Exemple : « Dès lors qu’un rapport d’expertise n’établit pas que le seul accès possible à la parcelle des parties requérantes est le passage existant, dans les faits, sur la parcelle faisant l’objet de la demande de permis d’urbanisme litigieux, le risque de dommage découlant de l’interruption de ce passage est purement hypothétique et ne peut pas être pris en considération pour apprécier l’existence de l’urgence » (C.E., arrêt n°240.595 du 26 janvier 2018).

• Un préjudice peut être économique, dans l’hypothèse où il est de nature à engendrer des conséquences importantes qui se révèlerait dans les faits difficilement réversibles.

Ainsi, la loi n’exige pas l’irréversibilité, mais permet que la suspension évite de sérieuses difficultés de rétablissement de la situation antérieure au cas où le permis d’urbanisme serait annulé après la construction d’un immeuble litigieux ou d’une partie de celui-ci.

Exemple : « Un préjudice de nature pécuniaire peut être considéré comme grave et difficilement réparable lorsque la décision risquerait d’entraîner la faillite ou la disparition de la société requérante ou encore de compromettre irrémédiablement l’exploitation. Il faut évidemment que ladite société ne se contente pas de pures allégations, mais apporte, à l’appui de sa demande de suspension, des éléments concrets et précis prouvant à suffisance le caractère grave et difficilement réparable de son préjudice financier » (C.E., arrêt n°220.009 du 27 juin 2012).

• Un préjudice tenant à l’atteinte au cadre de vie peut être retenu à condition qu’il présente une certaine gravité :

Exemple : « Tant par le programme proposé (16 logements) que par ses caractéristiques (deux blocs d’immeubles), le projet litigieux est en rupture totale avec le bâti environnant. Vu les très nombreux écarts et dérogations qu’il comporte, il apporte au cadre de vie et au caractère du quartier des modifications significatives qui constituent des inconvénients suffisamment graves pour un voisin immédiat » (C.E., arrêt n°248.792 du 29 octobre 2020).

• Un préjudice découlant de la densité de logements projetés peut justifier la suspension du permis d’urbanisme :

Exemple : « Compte tenu de la densité du projet de construction litigieux, l’un des deux immeubles étant construit pratiquement en face de la propriété du riverain requérant, celui-ci peut craindre à juste titre les conséquences de cette densité dans un quartier particulièrement préservé jusqu’alors et que tant le schéma de structure communal que le règlement communal d’urbanisme ont pour but de protéger. Un tel inconvénient doit être tenu comme suffisamment important pour justifier la procédure en référé » (C.E., arrêt n°235.043 du 13 juin 2016).

• Un préjudice tenant d’une perte substantielle d’intimité est également de nature à suspendre un permis d’urbanisme :

Exemple : « Lorsqu’il s’agit d’apprécier une perte substantielle d’intimité, il y a lieu de tenir compte de la configuration des lieux. Il y a également lieu de tenir compte du fait que la question de la perte d’intimité due à l’exploitation d’une terrasse sur la toiture de l’annexe litigieuse a été jugée suffisamment importante par le collège communal pour refuser le permis d’urbanisme sollicité. Le risque réel de perte d’intimité due à la vue directe qu’on aurait de la terrasse en surplomb vers les jardins et façades arrière ou latérale a déjà été admis en référé avec la considération que « l’aménagement de la terrasse surélevée, bien que conforme aux dispositions du Code civil en matière de vues, engendrerait une perte d’intimité et de ce fait une diminution sensible des qualités résidentielles du voisinage actuellement dépourvu de telles terrasses » (C.E., arrêt n°241.495 du 16 mai 2018)

• Un préjudice consistant en la perte d’une vue sur un paysage dégagé a déjà été retenu par le Conseil d’Etat :

Exemple : « Dans la mesure où, depuis son jardin et des pièces situées à l’arrière de son habitation, la voisine requérante dispose d’une vue directe sur le site du projet, actuellement exempt de toute construction – et, partant, d’une vue directe sur la campagne environnante, les deux hangars en projet, compte-tenu, d’un part, de leur gabarit et, d’autre part, du dénivelé existant entre les deux parcelles, auront pour effet de modifier le cadre de vie de la requérante de manière conséquente. Un tel dommage présente un degré de gravité suffisant pour prononcer la suspension de l’exécution du permis d’urbanisme litigieux dans l’hypothèse où un des moyens soulevés serait jugé sérieux » (C.E., arrêt n°241.087 du 22 mars 2018).

• Un préjudice provoqué par des nuisances sonores peut être également retenu :

Exemple : « Il peut difficilement être nié que le voisinage immédiat d’un vaste parking, fonctionnant surtout en soirée, n’incommoderait pas les riverains dans une mesure significative » (C.E., arrêt n°238.941 du 9 août 2017).

• Un préjudice lié à une perte d’ensoleillement ou de luminosité a déjà conduit le Conseil d’Etat à ordonner la suspension d’un permis d’urbanisme :

Exemple : « Lorsque le projet litigieux se situe en zone d’habitat, le riverain, dont la propriété se situe également en zone d’habitat, doit s’attendre à la réalisation d’une construction sur le fonds voisin. Cela ne signifie toutefois pas que tout inconvénient lié à la présence d’une nouvelle construction doive être nécessairement considéré comme normal. La perte de lumière liée à la construction en projet peut ainsi être constitutive d’un inconvénient grave alors spécialement que l’admissibilité de cet inconvénient n’a pas été examinée par l’auteur du permis litigieux » (C.E., arrêt n°240.339 du 29 décembre 2017).

Bien entendu, l’urgence dépend de chaque cas d’espèce, de sorte que l’introduction d’une demande de suspension nécessite, au préalable, une analyse circonstanciée de la situation particulière rencontrée.

Pour illustrer les éléments repris dans le présent article et vous permettre de comprendre comment le Conseil d’Etat peut apprécier l’urgence d’un dossier, vous pouvez prendre connaissance de l’arrêt disponible via le lien suivant:
http://www.raadvst-consetat.be/index.asp?page=caselaw_results&lang=fr&qu=250405&method=and&index=arr&s_lang=fr